Quand Naomi Deluce Wilding et Anthony Cran ont ouvert, en 2014, leur galerie d’art en pleine zone industrielle de Downtown Los Angeles, ils n’étaient que quatre marchands d’art à s’être installés dans ce quartier de la cité des Anges. «Deux ans plus tard, nous sommes 24», constate Anthony Cran. Parmi eux, de grands galeristes venus de New York comme Michele Maccarone ou Gavin Brown. Côté culinaire, Bestia, l’une des tables les plus courues de Los Angeles, et Bread Lounge, l’une des meilleures boulangeries à des kilomètres, les avaient précédés de peu. Ils ont depuis été rejoints par d’autres lieux tendance– un café, une boutique de thé, un caviste, une épicerie bio, un concept-store pointu– venus occuper des bâtiments qui abritaient auparavant des d’entrepôts ou des usines.
C’est en 2003 qu’a débuté la gentrification de Downtown LA, avec l’inauguration du Walt Disney Concert Hall, sculpturale salle– résidence principale du Los Angeles Philharmonic– dessinée par l’architecte Frank Gehry. Mais c’est l’ouverture du Ace Hotel, en 2014, qui a précipité la mutation du quartier. Dans cet hôtel tendance logé dans un vieux théâtre de Broadway (l’ancien bâtiment gothique de la United Artists), les Angelenos ont ainsi pu assister aux performances du chorégraphe Benjamin Millepied, l’ex-directeur de la danse de l’Opéra de Paris, ou de l’icône du rock Patti Smith, avant d’aller boire un verre au bar avec piscine situé sur le toit, qui offre une vue vertigineuse sur les gratte-ciel du centre administratif de Los Angeles.
Une réinvention spectaculaire
«Nous savions qu’il y avait ici du potentiel, mais on n’imaginait pas que ce serait si rapide», avoue Naomi Deluce Wilding. Même le très huppé club privé Soho House a préféré ouvrir sa seconde adresse ici plutôt que dans les quartiers chics de Beverly Hills ou de Venice. Non loin du siège social d’Hyperloop Transportation Technologies, du milliardaire Elon Musk, qui planche sur la mise au point d’un train aéroporté à grande vitesse. Mais avant cette renaissance, Downtown, berceau de Los Angeles, est resté longtemps un no man’s land mal famé, avec dealers et règlements de comptes à la clé. «On se serait cru dans Blade Runner ou dans un film de John Carpenter», se souvient François Perrin, un architecte français qui vit à Los Angeles. Véritable ville dans la ville avec ses 15 kilomètres carrés composés de différents quartiers (Broadway, Arts District, Civic Center, Historic Core...).
DTLA est aujourd’hui l’épicentre d’une des réinventions urbaines les plus spectaculaires des Etats-Unis. Jusqu’aux années 1960, Broadway, avec ses théâtres et ses cinémas aux façades Art déco, style Beaux-Arts ou gréco-romain, a été le poumon culturel de la Côte ouest. C’est aussi à Downtown que se trouvait le Civic Center, le Centre administratif, qui abrite toujours le Palais de justice, l’Hôtel de Ville et le siège de la police (LAPD). Plus à l’est, dans ce qui est devenu le très bobo Arts District, s’élevaient des fabriques et des dépôts industriels. Mais avec la désindustrialisation et l’exode vers les banlieues, théâtres, gratte-ciel et hangars se sont vidés, comme figés dans le temps. Seuls quelques diamantaires, boutiques de vente en gros et bureaux sont restés.
Grands espaces et petits loyers
Comme souvent dans les quartiers émergents, les artistes underground ont été les premiers à réinvestir les lieux, à la fin des années 1990, attirés par les vastes espaces et les loyers dérisoires. Puis, il y a quinze ans, quelques promoteurs immobiliers et entrepreneurs visionnaires ont redécouvert l’architecture singulière de Downtown, les anciens sièges de banques ou de bourses d’échange du Old Bank District. Ils ont alors lancé des rénovations massives d’anciennes usines, comme Toy Factory ou Biscuit Company, qu’ils ont reconverties en lofts ultradesign.
«Downtown est l’un des rares quartiers de Los Angeles où il y a un peu d’histoire : c’était gratifiant d’installer notre restaurant sur cet héritage», explique, Geneviève Gergis, copropriétaire du Bestia. Devant son restaurant, «le ballet de Jaguars et limousines» fait sourire François Perrin «car Santa Fe Avenue reste une artère de camions et de clubs de strip-tease». A DTLA, deux mondes coexistent. Le restaurant Factory Kitchen côtoie un club de tir. Quant au «speakeasy» The Varnish, des mixologues en habit trois pièces y servent des cocktails «SkidRow», du nom du campement géant de quelque 5000 SDF situé à quelques pas. Selon Naomi Deluce Wilding, cette juxtaposition est révélatrice du sens de la dérision revendiqué par la métropole californienne.
La métamorphose de DTLA n’en est qu’à ses prémices. L’ouverture, en septembre dernier, du Broad, musée d’art contemporain abritant la collection du philanthrope Eli Broad, en face du Disney Concert Hall et du Museum of Contemporary Art, a créé un nouveau pôle culturel. Les plans d’expansion pharaoniques, dont 20 nouvelles tours, vont redessiner la skyline de la cité des Anges. Dans cette agglomération qui s’étend sur des dizaines de kilomètres, les zones vierges sont loin d’avoir été toutes exploitées, et la réinvention de Downtown en centre culturel, technologique et touristique ne fait que commencer.